L’esthétique visuelle de l’installation s’inspire des recherches et travaux menés par Charles Ménard-Wendling (The Shift Project) dans le cadre de son mémoire de Master « Sur les nouveaux enchevêtrements et l’utilisation de l’imagerie en points cloud. De la crise du sensible aux regards a-modernes dans la création visuelle contemporaine. » (On new entanglements and the use of points cloud imagery. From the crisis of the sensible to the a-modern gaze in contemporary visual creation.) qui examinait l’esthétique visuelle des nuages de points issus de la technologie LiDAR dans le contexte de la création visuelle contemporaine et de la pensée écologique. La recherche portait sur un corpus d’artistes internationaux et leurs œuvres correspondantes. Les nuages de points, et en particulier leur rendu volumétrique tridimensionnel de la réalité, ont été étudiés à travers le prisme de la pensée écologique comme possibilité de dépasser la relation sujet-objet traditionnellement instaurée par les caméras « 2D » conventionnelles.
Les nuages de points sont des images composées non pas d’une densité de lumière sur une surface sensible comme dans les appareils photo argentiques ou numériques, mais d’une myriade de points obtenus, par exemple, à l’aide d’un scanner LiDAR (Light Detection And Ranging ou Laser Imaging Detection And Ranging). Un tel scanner émet des signaux laser dans toutes les directions autour de la tête du capteur, enregistrant pour chaque impulsion les coordonnées cartésiennes x, y, z des surfaces environnantes rencontrées dans un espace euclidien théorique. L’« image » résultante est un jeu de données dans lequel chaque point représente une unité d’information dont la position cartésienne est au moins identifiée dans un espace euclidien x, y, z. Ce jeu de données peut ensuite être complété par des informations relatives à la luminosité (intensité lumineuse) et à la colorimétrie du point à l’aide d’une gamme R, G, B. Étant donné la quantité d’informations générées par cette méthode, l’image est reconstruite par un algorithme.
Cette dissertation a permis de retracer les différentes problématiques liées à la représentation de la modernité comme culture visuelle historiquement, techniquement et philosophiquement située. De nombreux penseurs et critiques d’art ont dénoncé les limites des modes de représentation de la réalité proposés par la modernité dans le contexte d’une relation renouvelée avec la Terre à travers la pensée écologique. En proposant une exploration de la notion d’enchevêtrement, nous avons pu mesurer la fragilité conceptuelle des modes de représentation impliqués par la modernité, et en particulier le besoin de stabiliser le regard dans une relation qui sépare sujet et objet. Bien que commode, cette manière de représenter la réalité est souvent devenue inadéquate depuis le profond bouleversement anthropologique que représente la (re)découverte de notre enchevêtrement avec l’environnement terrestre, lequel ne nous appartient plus et évolue avec, et surtout en dehors de, notre présence et de nos actions en tant qu’êtres humains.
La deuxième caractéristique majeure de Perturbatio concerne son interactivité : l’installation a été conçue pour utiliser les données de mouvement des personnes (par exemple, les trajectoires de marche de nombreuses personnes dans un grand espace ou couloir, ou les mouvements du corps et des membres de quelques individus), capturées à l’aide de caméras et traduites en temps réel en forces agissant sur les particules du nuage de points. L’inspiration pour cette approche ainsi que les connaissances techniques pour sa mise en œuvre proviennent des expériences précédentes de Tim au sein de Le sas.
La méthodologie ayant donné naissance à Perturbatio peut être divisée en trois étapes principales :
Conception :
premières idées issues de compétences et de connaissances préexistantes (esthétique des nuages de points/LiDAR abordée dans le mémoire de Master de Charles, compétences en programmation de Tim, œuvres interactives à Le sas)
inspirations supplémentaires, par exemple lors de la visite de l’exposition Palais Augmenté 3
Développement technique :
programmation d’un premier prototype à partir de nuages de points trouvés en ligne
discussions et premiers tests avec différents publics à Le sas et lors d’un séminaire à l’université Sorbonne Nouvelle
évolution progressive de la forme technique, esthétique et interactive de l’installation
production de nuages de points personnalisés à l’aide des smartphones des artistes et d’applications de photogrammétrie (applications permettant de scanner des objets réels et de les transformer en modèles 3D et nuages de points, telles que Polycam, Scaniverse ou RealityScan)
Production / exposition :
planification d’une exposition lors de l’atelier de Gelsenkirchen avec le partenaire local du projet, le Consol Theater
téléchargement de données de nuages de points de la ville de Gelsenkirchen (librement disponibles sur le site des services géographiques de la ville)
préparation et réglages fins de trois versions dédiées de Perturbatio pour l’atelier
exposition effective à Gelsenkirchen pendant deux semaines au mxr Lab et lors d’un événement au Wissenschaftspark (voir section suivante)
Basée à Gelsenkirchen, mxr Storytelling est une agence et un studio de développement de projets numériques, d’installations et d’œuvres artistiques, se concentrant en particulier sur l’utilisation des technologies de réalité virtuelle et augmentée. Ils ont eu la gentillesse d’exposer Perturbatio dans leur bureau expérimental, le mxr Lab (dans une vitrine donnant sur le parvis de l’église événementielle Heilig-Kreuz-Kirche), pendant une période de deux semaines autour de l’atelier LeCAKE à Gelsenkirchen (Figure 3).
De plus, ils ont également fourni la majeure partie de l’équipement technique pour la durée de l’exposition :
- un grand écran (Iiyama PROLITE TE6568MIS-B1AG, écran tactile 65 pouces)
- une webcam (provenant du matériel des artistes)
- un ordinateur portable (Asus)
- des câbles d’alimentation, HDMI et USB
Versions en direct et non interactive au Wissenschaftspark
Dans le cadre de l’atelier de Gelsenkirchen, un événement pilote intitulé « Eine nachhaltige Europareise rund um den Wissenschaftspark » s’est tenu au Wissenschaftspark de Gelsenkirchen le 1er octobre 2024. L’événement était divisé en deux sessions (une session de 2 h le matin pour les élèves de l’école primaire et une session de 2 h l’après-midi pour le grand public) présentant des performances et installations sur des thèmes écologiques préparées par les partenaires du consortium LeCAKE.
Le Wissenschaftspark est un grand bâtiment multifonctionnel qui accueille des bureaux et des laboratoires ainsi que des espaces de séminaire et d’exposition. Il est situé à seulement 300 m à pied du mxr Lab. Deux versions de Perturbatio ont été préparées pour l’événement pilote au Wissenschaftspark :
La première, une démonstration interactive en direct (Figure 4), était présentée avec l’équipement technique suivant :
un grand écran (Samsung UE60J6250SU, TV 60 pouces)
une caméra / capteur de suivi (XBox One Kinect)
un ordinateur portable (Dell Precision 7780)
des câbles d’alimentation, HDMI et USB
un compteur de consommation électrique (pour surveiller la consommation d’énergie pendant l’événement)
Cette version montrait différents nuages de points de la ville de Gelsenkirchen, sélectionnés manuellement par les artistes et téléchargés depuis la plateforme de données géographiques en ligne de la ville. Les déformations du nuage de points provoquées par les mouvements des passants et visiteurs étaient configurées pour être rapides et intenses, produisant de grands jaillissements de particules et des distorsions tridimensionnelles très visibles. Cela visait à capter instantanément l’attention des passants et à donner au public un retour clair sur le concept de l’installation et sur leur possibilité d’interagir avec elle.
La démonstration interactive en direct constituait la version principale autour de laquelle étaient centrées la communication et les discussions avec le public (voir section « Interactions avec le public à propos de l’écologie »).
La deuxième version présentée lors de l’événement pilote était une vidéo préenregistrée (et donc non interactive) utilisant un nuage de points représentant une carte de l’Europe. Cette carte en nuage de points était déformée par des petits pictogrammes d’avions, de trains, de bus, etc., qui se déplaçaient sur la carte, retraçant les déplacements effectués par les partenaires du projet LeCAKE lors des quatre ateliers en présentiel (Figure 5). Les émissions de CO2 correspondantes (estimées à l’aide du modèle mobitool-v3) étaient affichées dans un rectangle superposé à la carte ainsi que sur un second écran présentant un graphique à barres évolutif comptabilisant les émissions totales et par personne pour chacun des partenaires du consortium (Figure 6).
L’équipement utilisé pour présenter cette version de Perturbatio comprenait :
un grand écran (TV Samsung UE60J6250SU 60 pouces)
un ordinateur (Apple MacBook Pro)
des câbles d’alimentation et HDMI
un compteur de consommation électrique (pour surveiller la consommation d’énergie pendant l’événement)
Cette version non interactive a été conçue comme une illustration et une évaluation du projet LeCAKE Train, et en particulier de l’empreinte carbone associée aux ateliers en présentiel. Dans ce contexte, elle a servi de noyau de condensation pour des réflexions critiques et des échanges avec le public à propos de LeCAKE.
Pour concevoir une installation artistique qui minimise son empreinte écologique, une attention particulière doit être portée à la provenance des matériaux, au transport et à la planification logistique. Cette démarche commence par la prise en compte des coûts de production et de transport des appareils et matériaux nécessaires à l’installation.
À cet égard, l’équipe créative a fait un usage exclusif de matériaux existants, réutilisant des éléments tels que des ordinateurs et un capteur Kinect provenant du stock personnel des artistes ou de leur organisation. Aucun appareil n’a été acheté spécifiquement pour Perturbatio.
La collaboration avec des partenaires locaux, notamment mxrLab, Consol Theater et Wissenschaftspark, a permis que le matériel volumineux, comme les écrans TV, n’ait pas à être transporté de manière écologiquement coûteuse, ces équipements étant déjà disponibles sur place.
De plus, les artistes ont opté pour des déplacements à faible impact en privilégiant le train et des hébergements partagés, réduisant ainsi les émissions liées à leurs trajets et séjours.
De telles décisions stratégiques montrent comment une planification réfléchie et une utilisation ingénieuse des ressources peuvent réduire significativement l’impact environnemental d’une installation artistique tout en favorisant la collaboration créative.
Cela dit, il est essentiel de rappeler que les principales émissions de CO2 d’une exposition d’art proviennent généralement de la mobilité du public. C’est pourquoi les artistes ont conçu l’installation au mxrLab pour qu’elle fonctionne à partir des mouvements des passants. Les personnes n’avaient pas besoin de « voyager » pour voir l’installation, mais pouvaient en profiter directement dans leur quartier, là où Perturbatio était installée.
Lors de l’événement pilote au Wissenschaftspark, la consommation énergétique des deux versions de Perturbatio a été mesurée à l’aide de compteurs de consommation électrique :
Version interactive : 1,65 kWh
Version non interactive : 0,70 kWh
La consommation électrique totale s’élevait donc à 2,35 kWh. Les émissions de carbone correspondantes ont été estimées grâce au site electricitymaps.com. Le 1er octobre 2024 (date de l’événement au Wissenschaftspark), la valeur des émissions pour l’Allemagne était de 251 g CO2eq/kWh à midi et 374 g CO2eq/kWh à 18 h. L’événement consistant en deux sessions de 2 heures le matin et l’après-midi, la valeur moyenne (312,5 g CO2eq/kWh) a été utilisée pour calculer les émissions totales liées à l’électricité :
2,35 kWh x 312,5 g CO2eq/kWh ≈ 734 g CO2eq.
Pour une analyse complète de l’empreinte écologique, une analyse du cycle de vie (ACV) doit être réalisée afin d’évaluer l’impact environnemental lié à la production, au transport, à la maintenance et à l’élimination des équipements utilisés. Pour obtenir une première approximation, les valeurs de référence disponibles via l’outil d’éco-analyse en ligne EcoDiag ont été utilisées :
Ordinateur portable Dell Precision 7xxx : 304 kg CO2eq
Ordinateur portable MacBook Pro 15/16 pouces : 330 kg CO2eq
Écran ≥ 32 pouces : 590 kg CO2eq
Ces valeurs indiquent les émissions liées à la fabrication et au transport, mais excluent la consommation électrique durant l’utilisation. Pour le calcul final, ces valeurs doivent être pondérées en fonction de la durée d’utilisation et de la durée de vie prévue des appareils. Pour le matériel utilisé lors de l’exposition au Wissenschaftspark, on peut supposer une durée de vie de 5 ans et une fréquence d’utilisation régulière d’environ 300 jours par an, ce qui donne un facteur de pondération de 1 jour / 300 jours / 5 ans ≈ 0,00067 (1/an) et une contribution ACV approximative (en négligeant la caméra Kinect et les câbles) de :
Ordinateur Dell : 203 g CO2eq
Ordinateur MacBook : 220 g CO2eq
Deux écrans TV : 2 x 393 g CO2eq = 786 g CO2eq
Les émissions totales de gaz à effet de serre, incluant la consommation d’énergie et les aspects ACV, attribuables à l’exposition de Perturbatio lors de l’événement au Wissenschaftspark s’élèvent donc à environ 1,9 kg CO2eq.
Pour mettre cela en perspective, si Perturbatio était exposée pendant une période plus longue, par exemple 3 mois (90 jours) à raison de 8 heures par jour, cela représenterait environ 203 kg CO2eq. En comparaison, cela équivaut à environ 1000 km parcourus en voiture thermique.
Il était initialement prévu de faire la même analyse pour la version de Perturbatio exposée au mxrLab. Finalement, cela n’a pas été possible en raison de problèmes techniques avec le compteur de consommation électrique. On peut cependant supposer que l’empreinte et la consommation seraient similaires à celles de la version live présentée au Wissenschaftspark.